Le Cri du Silence

Avec 58 comédiens au Sénégal et en France

Note d’intention

Je ne sais pas. Je ne pourrais jamais savoir. Tout ce que je sais, c’est qu’il nous faut entendre, écouter. Il nous faut parler aussi.
Après le regard, puis le questionnement vient l’écoute, puis la sidération. Abasourdie, je sens la révolte sourdre et l’impuissance. Le sentiment d’injustice. La honte d’être de ce côté-là de la mer, du côté des bourreaux. Du côté de ceux qui empêchent, de ceux qui dénigrent, pillent, jugent et méconnaissent.
Du côté de ceux qui pensent le monde, le jugent, le connaissent mieux que tout le monde. Du côté de ceux qui savent. Du côté de ceux qui croient savoir.

J’ai comme l’impression qu’il me faut me battre contre les miens. Qu’il me faut chercher des alliés. De ne pas trouver ma place.
Pourtant je ne suis pas seule. Nos voix me paraissent isolées, éparpillées, comme inaudibles, empêchées de produire un son…
Nous parlons alors en silence dans le brouhaha du monde.
Je ne crie même plus. C’est comme si au fond, j’abdiquais, je me disais «  c’est comme ça, qu’est-ce que je peux y faire ? » Je reste témoin. Troublée et honteuse.
Je cherche ma place. Je me justifie, je prends position parfois, pas assez. Je regarde le monde sans comprendre. Les bras m’en tombent souvent. Je pleure aussi.
Je ne comprends pas.
Je ne comprends pas.
Je refuse au fond de comprendre. Comme si comprendre, c’était accepter.

Et puis je n’ai pas les informations justes, je n’ai pas toute l’Histoire, je n’ai pas les mots. Je n’ai que des morceaux d’informations, des bouts de l’Histoire, des débuts de mots maladroits, qui viennent entre honte, rage, et sanglots révoltés.
Bref, je suis sans voix.
J’observe, j’écoute. Et je ne comprends pas.
Je ne comprends pas.

Je suis témoin. Témoin d’une histoire incomplète, avalée, refoulée, voire pire… tronquée, dénigrée, minimisée. Chiffrée.

Je suis témoin de cette agitation de paroles savantes, d’explications scientifiques, sociologiques, économiques, climatiques, politiques, qui enivrent jusqu’à la nausée.
Je suis témoin de cette agitation d’images chocs, de flots de synthèses encore raccourcies, le tout accompagné de peurs, de rejets, d’inquiétudes et de certitudes.

Il me faut déconstruire ma pensée, nettoyer mon esprit. Questionner profondément mon regard, mes croyances, mon éducation, ma relation aux autres
Comprendre que je ne sais pas et que personne ne sait non plus.
Je marche sur un chemin qui ne se trace pas, un chemin qui n’existe pas. J’ai l’impression d’avancer, mais j’ai l’impression seulement. Plus je crois avancer, plus je réalise que le chemin est long. C’est vertigineux. Sans cesse recommencer. Je m’enlise dans un sable mouvant de contre-arguments épuisés, épuisants.

Alors je tente de produire un geste artistique sincère et ouvert. Un geste artistique qui dit. Qui laisse dire. Qui donne à entendre. Le plus clair possible. Pour ébranler, décaler, déplacer le regard, mettre en mouvement, tenter un déséquilibre positif, un déséquilibre dynamique, une vibration profonde, intime et secrète que nous partagerons en silence, puisque les mots nous manquent et se retournent contre eux-mêmes.
Je tente un silence qui permette un passage, je tente un silence qui offre une ouverture.
Agrandir la faille.
Même si cela ne doit durer que l’espace d’un spectacle, dans l’obscurité d’une salle de théâtre, je tente ce silence.
Je ne sais moi-même pas ce qu’il adviendra juste après, quand la lumière reviendra. Je ne comprends pas ce qui se dit. Je ne sais pas.
Je sais juste que quelque chose s’est passé. Qui laisse une trace invisible. Comme l’eau se souvient de la vague, les branches de l’arbre se souviennent de la pluie ou du vent, comme la rétine imprime encore une lumière lorsqu’il fait sombre.
Je ne sais pas non plus, une fois la salle vidée, ce que j’ai compris.

La construction du spectacle

À partir de photos et de vidéos prises au Sénégal, d’entretiens menés en France et au Sénégal, ce spectacle tente de relier les deux continents autour de cette question du déracinement, du départ.
Des ateliers d’écriture auxquels ont participé des amateurs et des jeunes accompagnés par Adali, ont ensuite enrichi la réflexion et la matière du spectacle.
Puis un temps de résidence de 10 jours, rassemblant toutes les personnes volontaires ( jeunes mineurs, amateurs de théâtre de tout âge, travailleurs sociaux,… ) a abouti à ce spectacle.

Le contexte

Adali Habitat accueille des mineurs non accompagnés. Ces mineurs sont arrivés seuls, sur le territoire français et sont placés, sur décision judiciaire, sous la protection du Conseil Départemental des Vosges. Adali Habitat a été missionné pour assurer l’hébergement et l’accompagnement de ces mineurs. Ces jeunes, âgés entre 16 et 18 ans, sont logés en semi autonomie sur les communes d’Epinal, Golbey et Eloyes.

En plus de l’accompagnement social et administratif, Adali accompagne leur vie quotidienne à travers, notamment une sensibilisation à la culture : accès à la lecture à travers l’accès aux bibliothèques municipales, atelier d’écriture, chantiers participatifs, cours de musique, sorties culturelles… Chaque jeune bénéficie d’une adhésion à une activité culturelle durant chaque année scolaire. Dans cette dynamique, le Théâtre de l’Imprévu et ADALI Golbey-Epinal se sont rapprochés pour mettre en place ce projet théâtral qui mêle jeunes mineurs isolés, jeunes spinaliens, amateurs de théâtre de tout âge et de tout horizon. Au total, c’est près de 70 personnes qui ont participé à ce projet.

Pour plus d’informations :

Équipe artistique

Amélie Armao
Mise en scène & Écriture

Assistée de Romane Kraemer